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Citrus

FRAGMENTS

Mars 2024

A Sylviane et Yann

Introduction

Toutes les années, notre vie est ponctuée d’événements personnels, de faits d’actualité, de films, de livres, de rencontres qui nous ramènent à nous, à notre histoire, à nos croyances.

 

Et fugacement, subrepticement, notre pensée ébauche des réflexions, retrouve des souvenirs, élabore des constats avec clairvoyance, avec sagacité et notre cœur imprime des sensations de plaisir ou de tourment.

 

L’année 2023 restera une année de souffrance physique et morale, ponctuée par le harcèlement moral, l’incohérence professionnelle, les valeurs malmenées, l’arrêt de travail, l’infidélité amicale, l’adieu à un frère, la fin d’un contrat, le début d’une autre vie, l’absence d’amour toujours.

 

Tous ces bouts de texte sont nés de cette période, des moments de joie et des moments de peine. Il y a eu comme une implosion dont il reste des fragments à raconter.

Fragment de matinée

 

J’ai ouvert la fenêtre. Un soleil de l’Est est venu caresser mes joues. C’est le début du printemps. Je dois lire un roman aujourd’hui. Celui de Yves que sa Marie m’a conseillé.  Une légère brise vient soulever une mèche sur mon front. C’est peut-être le temps d’écrire, d’écrire le temps qui passe, d’écrire le temps qui fait, d’écrire la mémoire.

 

J’ai refermé la fenêtre et je me suis assis à la table de la cuisine. Une légère odeur de caramel flotte dans l’air, celle des pommes au four que j’ai préparé hier soir. Yves est venu manger hier soir. Nous avons parlé d’écriture, de mille pages blanches à noircir, de ces instants de vide qui me sont horriblement familiers, de ses romans, de nos angoisses existentielles. La chair des pommes cuites, douces et sucrées, nous a donné ces instants d’absence où seule l’agitation des papilles nous rappelait qu’il est bon de vivre et que nos névroses n’allaient pas nous tuer. Oui voilà, cet instant d’amitié savoureuse où s’est partagé le dessert maison, nous a rendu heureux. Et là, dans ce moment suspendu, le ronronnement du chat, telle une turbine à bonheur, nous a réuni dans un regard complice et fraternel.

 

J’ai sorti mon cahier du tiroir, j’ai attrapé mon stylo et … rien n’est venu. J’ai ouvert le roman de Yves, j’ai lu la première page. Quand je le lis, j’entends sa voix.

La matinée passe, le soleil avance dans la pièce, la page reste blanche. Le chat est enfin rentré de sa nuit de balade. Quelles aventures a-t-il vécu. S’il pouvait me les raconter, je les consignerais dans mon cahier, ébauche d’histoire, fragment de roman. Je fais chauffer de l’eau, je prépare un thé, je choisi la tasse à fleur, celle que Marie m’a offerte. Le cahier est ouvert, la tasse fume, seul le bruit des croquettes qui se brisent entre les dents du chat perturbe le moment. Je regarde par la fenêtre si l’inspiration ne vient pas. 

 

J’écris une première phrase : « Ce fut une année de fragments »

Fragment de soirée

 

Je vous écrits ce soir parce que vous êtes pleine. Je vous vois belle et claire et je me dis que mes mots vous parviendront plus facilement. Je voulais vous dire tout l’amour que je vous porte. Peut-être serez-vous surprise d’une telle déclaration, peut-être pas.

 

Je vous aime parce que vous avez partagé avec moi toutes ces nuits d’amour. C’est à votre lumière que j’ai caressé le corps des êtres aimés et votre lumière a projeté de si belles ombres sur ces peaux passionnées. Votre blancheur, je dois vous le dire, sublime tellement les carnations. Il faut que je vous avoue ma passion pour les peux blanches, pour leur transparence qui laisse apparaitre les veines, les battements et la fragilité. Je vous remercie de votre éclairage et de la discrétion avec laquelle vous avez partagé mon intimité. 

 

Je vous remercie aussi de votre compagnie les nuits d’insomnie, les nuits de cafard noir. A vous regarder traverser le ciel, votre présence fut réconfortante et apaisante. De vous savoir là, au-dessus de moi, m’a permis de traverser ces noirceurs sans jamais espérer ne pas revenir à la lumière du jour. 

 

Je vous sais aussi l’amie des nuits de fête, des nuits d’ivresse où nous avons partagé la joie, les rires, les plaisirs de l’amitié, les danses endiablées sur la plage l’été.

 

Je voulais vous dire, chère Madame la Lune, que vous êtes une compagne de tous les jours, de tous les instants et cela depuis le premier jour. Vous étiez déjà là à l’heure de ma naissance et je sais combien votre ascendant sur moi est bon et généreux. Et là ce soir, alors que j’écris ces mots dans le silence de cette soirée où seul le ronronnement de la chaudière perturbe ma quiétude, je vous sais toujours au-dessus, pas loin et cela me rassure, cela me comble. Je sens votre influence comme sur l’océan, attirance permanente de votre pouvoir.

 

Et plus tard cette nuit si je me réveille, vous serez toujours là, immuable et immortelle.

 

 

Fragment de journée

 

Je suis parti marcher parce que j’étais angoissé. J’ai enfilé un pantalon, mis des chaussures, une veste sur un tee-shirt et je suis sorti. Il me fallait vivre, vivre tout de suite, vivre intensément, vivre l’instant, marcher, marcher vite, sentir mon corps, ressentir mes muscles, entendre mon cœur qui s’emballe, qui s’agite pour pomper le sang, pour que le sang circule, circule vite dans les artères, dans les veines, comme un torrent qui emporte tout sur son passage emporte et nettoie, nettoie et charrie les détritus, les toxines et tous les mauvais sentiments.

 

J’avais besoin d’expulser, de pulser, pour me vider la tête, pour me desserrer le cœur, pour alléger mon âme. La vie est courte, la mort est proche, un début, une fin et du temps qui passe, un barouf, un bordel, du temps qui passe, assassin il paraît.

 

L’air sur mes joues me fait du bien, je respire fort, je commence à transpirer, à transpirer mon découragement. Mes muscles sont chauds, la plante de mes pieds s’échauffe, les idées noires se consument laissant place aux pages blanches du lendemain. L’espoir revient, l’esprit s’apaise, le temps n’a plus d’emprise, il file, il file, je file mon chemin, au hasard de mes pas, là où je vais, je vais vers le renouveau, vers un avenir certain.

 

 

Fragment de photo

 

Tu déambulais, tu ralentissais, tu te sentais prêt à dérailler, tu t’ennuyais depuis si longtemps. Tu marchais sans savoir où aller, tu avançais sans vouloir être un autre que celui qui passe. Tu voulais être transparent, insipide, sans saveur. Tu te sentais vide, vide au dedans, vide au dehors. Mais autour du vide, il y a toi, il y a ce corps, si plein, si plein de vide. Alors tu l’as su, tu n’es pas rien, tu es un tout.

 

C’est ce tout que le photographe a épinglé, c’est ce tout qu’il a filmé, c’est ce tout qu’il a montré à tous et à moi.

 

Aujourd’hui tu regardes ces photos où tu vois ton regard brillant qui te regarde. Tu ne vois pas le vide, tu vois la vie, tu vois le tout. Ces yeux brillants te provoquent et te disent : allez, dis-le, dis-le que tu me vois, dis-le que tu n’es pas transparent, dis-le que derrière les yeux tu as vu ton âme, ton cœur et ta flamme.

 

Oui tu as vu tout cela, tu as reçu tout cela en pleine gueule, en plein cœur. Tu déambules, tu ralentis, tu te sens prêt à dérailler, tu t’ennuyais depuis si longtemps, tu marchais sans savoir où tu allais et tu t’es souvenu l’avoir croisé ce photographe. 

 

Tu t’es retourné mais il n’était plus, déjà passé.

Fragment de théâtre

 

Le rideau est encore tiré. On entend le bruit des spectateurs qui prennent place. Les comédiens sont dans le noir. Les souffles sont courts. Chacun se concentre comme il peut. Les haleines et les transpirations sentent le trac. Il y a ceux qui se renferment sur eux et visualisent la suite, ceux qui essaient de détendre leur corps par des mouvements saccadés des bras, des jambes, de la tête. Moi j’oublie tout, mon texte, mes déplacements, où je suis. C’est le moment où cette douce peur me transporte ailleurs, dans une zone d’or, un vide interstellaire, ni chaud, ni froid. C’est peut-être cela le lâcher-prise, être soi et se faire totalement confiance, inconditionnellement, inconsciemment.

 

Soudain le rideau s’ouvre, soudain la lumière jaillit, soudain la musique pette, soudain le comédien entre, soudain le comédien est amoureux. Face à lui, l’âbime est là, vertige du public, l’immense vide de ne plus savoir, terreur de l’inconnu, malaise corporel, cœur qui s’affole, respirer, ne pas oublier de respirer. Et puis la première phrase sort, la première tirade est passée, le partenaire répond, dialogue connu, reconnu qui rassure, le premier geste, le premier regard, le premier pas et tout s’enchaîne. L’autre est là, les autres sont là. Chacun se détend, chacun prend sa place, chacun joue son rôle.

 

Le public est là, bien présent, monstre qui effraie puis fascine et enfin rassure. Le premier rire, le premier soupir se fait entendre. La troupe s’équilibre, les voix sont plus douces, les acteurs s’éclairent, les uns rentrent, les autres sortent, le public reste. Le temps s’accélère, les scènes s’enchaînent, la pièce défile, le temps de commencer, le temps de monter sur scène, le temps de jouer et c’est déjà terminé, déjà trop tard, déjà frustré.

 

La salle se rallume, les applaudissements fusent, les comédiens sont sonnés. Ils résonnent encore de ce temps suspendu où ils étaient un autre, un rôle si loin d’eux, si prêt des autres, hors de son corps, totalement incarné.

 

Soudain il faut revenir à la réalité et déjà rêver de recommencer.

Fragment de course

 

La vie ne porte pas conseil, ou c’est plus tard, après, quand on comprend.

 

C’est sur ce constat que j’ai pris le départ de la course. Il fait beau temps mais la brise est fraiche ce matin. Les premiers narcisses ponctuent ma course et jalonnent le chemin de tache de couleur blanche. Mes muscles s’échauffent doucement. Mon corps retrouve son rythme. J’ai déjà oublié les autres coureurs, je cours avec moi, je cours pour moi, je cours.

 

Une heure, dix kilomètres. Premier ravitaillement. J’ai déjà bu un litre d’eau. Pas de douleur encore. Juste la sensation d’habiter mon corps. Les hormones commencent à faire leur effet. Les sous-bois sont maintenant plus frais, le sol est plus lourd. Hier il a plu, mes pieds glissent parfois.

 

Deux heures, vingt kilomètres. Deuxième ravitaillement. J’ai bu deux litres, j’avale une gourde de nourriture. Mon genou gauche se rappelle à mon souvenir. Vieille blessure d’ancienne course, j’ai couru tellement de kilomètres. Je suis ailleurs, dans mes pensées, au plus près de mon âme. Plus rien n’existe que mon corps qui se déplace dans l’air. Mon esprit flotte.

 

Quatre heures. Quarante kilomètres. Je suis accompagné par le coureur 1292. On ne se parle pas, on se soutient de présence. C’est le moment critique, le moment de doute, le moment où je pense à lui, à elle, à eux. Je cours vers eux, je veux me prouver que le parcours en vaut la peine. Ça sent la terre, les champs ont été labourés la veille.

 

Six heures, cinquante-cinq kilomètres, mon genou ne tient plus, ma cuisse brule. Au ravitaillement, je prends le temps d’un kiné réparateur. Ses mains sur ma peau me rappellent que j’existe. Je m’abandonne à la course, je les abandonne pour aller vers moi. Je repars trop impatient de retrouver mon monde intérieur. Ne plus être sentiment, doute ou sensation mais être pleinement.

 

Sept heures trente, soixante-dix kilomètres. Je sors du bois. Je change de chaussure car c’est le début du bitume. Je retrouve une figure familière à ce ravitaillement. Ses yeux me reconnectent, son sourire me rassure, sa bienveillance va m’aider à terminer. La nuit est en train de tomber. Les lumières de la ville s’éclairent peu à peu. Je vole vers la fin. « Être finisher », c’est déjà un premier but. Encore une course, encore un voyage intérieur et je ne sais toujours pas pourquoi, pourquoi je cours.

Huit heures trente, quatre-vingt-un kilomètres, je passe la ligne, ligne de joie, ligne de fierté. Je suis allé au-delà de mes limites, à souffrir, à aimer, à s’aimer, à se perdre, à se trouver. Je l’ai fait, quatre-vingt kilomètres en huit heures trente. C’est accompli, je me suis accompli. C’est ma performance, mon moment, mon état de grâce, mon sublime.

 

Pourquoi je cours ? … finalement ce n’est pas important, peut-être un jour, plus tard quand je comprendrai.

Fragment de rencontre

 

Quand je suis arrivé et qu’il m’a été présenté, je me suis dit qu’il était insignifiant. 

  • « Qu’as-tu apporté comme cadeau ? » 

Ce fut sa première question, sa première parole, là où tout a commencé. C’est peut-être le son de sa voix qui m’a charmé, ou le mouvement de ces lèvres quand il a dit « cadeau », dans un souffle, comme un baiser envoyé. Il y a ses yeux aussi et ce mouvement de paupière, ce battement de cils que j’allais par la suite guetter avec patience et passion. 

Après un temps, j’ai répondu :

  • « Je vais vous répondre rien, rien, je n’ai pas apporté de cadeau, juste moi, je ne savais pas qu’il fallait apporter un cadeau. »

  • « Ah, ce n’est pas grave, je sais bien que tu vas revenir ».

J’ai souri, c’est là que mon cœur marqua le pas, comme un défi inconscient, je savais déjà que j’allais rester.

 

L’ambiance était aux rires, aux échanges, aux verres qui trinquent, aux flirts. Je me suis glissé parmi les autres et j’ai pris ma place. Je ne connaissais pas grand monde, pour ne pas dire personne, juste cette collègue de boulot. Je l’avais croisé par hasard et suivi dans cette soirée. Je voulais ajouter de l’imprévu à ma solitude. C’était la fin de l’été.

 

Il habitait quai d’Austerlitz. C’est lui qui est venu me parler le premier. J’étais sur le balcon, je fumais une cigarette. J’avais passé mon temps à le guetter, à l’observer, à le surprendre, à me prendre au jeu, au jeu de la séduction. Il est resté un moment sans rien dire et j’ai trouvé ce silence beau, tout se disait sans offense. Puis il a dit « Tu me plais ». Je n’ai rien répondu, j’ai battu des paupières, un acquiescement pudique. J’ai tourné le visage vers lui, c’était mon consentement. Je n’attendais que cela depuis la première question et le cadeau soufflé comme un premier baiser. Il se rapprocha lentement et quand ses lèvres ont rencontré les miennes, je sus que c’était la rencontre de l’été. Sa langue avait le goût amer du gin et je me suis laissé enivré. 

 

L’air était doux, la nuit rafraichissante après la chaleur de la journée. Mais dans l’instant, la chaleur des sens montait et notre passion naissante durcie pour nous souder. Lorsqu’il posa sa main sur ma nuque et caressa le lobe de mon oreille, je sus que de belles lettres allaient suivre au fil des saisons. Ce soir-là je me suis laissé séduire, je me suis laissé aller à l’amour, j’ai cessé les questionnements. 

 

Vous aimez, vous, ce genre de soirée, où tout perd sens et toute logique, où tout se passe à l’envers de vous, et pourtant, tout vous parait évident. Et le sentiment amoureux, tel une plante carnivore m’a englouti, m’a digéré, m’a fait disparaître pour me laisser réapparaître à jamais. 

 

Il fut mon premier grand amour. Celui que j’avais rêvé.

Fragment de Baï Jiu Bei

 

J’ai ouvert les yeux dans la pénombre. Cette odeur si caractéristique des vacances m’a rappelé que je suis dans la caravane. Le soleil du matin entre par la porte ouverte. J’entends la respiration de mon frère qui dort sur la couchette au-dessus de moi. Je me glisse hors du duvet et je vais sur le seuil de la porte. 

 

La table de camping est posée là avec les quatre fauteuils pliants autour. Je trouve très moche le motif à fleurs de leur tissu. Sur la table, il y a les tasses de plastique jaune que j’affectionne tant. C’est la vaisselle des vacances et j’adore ouvrir le placard où le service est rangé. Je caresse les assiettes, les tasses, les verres. La matière est douce. Je fais cela l’hiver en cachette quand je me glisse en douce dans la caravane remisée au garage.

 

Ma mère assise boit son café en faisant des mots croisés. Mon père a écarté son fauteuil, posé ses pieds nus sur un pliant de toile verte. Il lit. L’air est doux, le camping est encore silencieux, tout est calme. J’ai cinq ans et c’est un instant de bonheur. Et il y a la nappe dont je passe des heures à regarder les motifs, la nappe que ma mère met sur la table du petit déjeuner. J’aime ce luxe suprême de la nappe en camping et ses dessins qui nourrissent mon imagination.

 

Cette année, nous avons vidé la maison de mon père pour la vendre. En ouvrant une armoire, j’ai aperçu un bout de tissus qui dépassait d’une pile de linge. Et ces moments de vacances sont revenus instantanément à ma mémoire.

 

Vois-tu garçon à venir, ce tissu c’était cette nappe dont je donne un morceau aujourd’hui à tes parents. J’espère que dans 40 ans lorsque tu retrouveras ta couverture Baï Jia Bei au fond d’une armoire, comme pour moi un flot de pensées heureuses reviendra à ta mémoire. 

 

J’en suis déjà convaincu parce que je sais combien tes parents vont t’offrir une enfance merveilleuse.  

 

Je fonde tout de même cet espoir pour toi.

Fragment d’enfance

 

Il y a huit litres de lait dans le placard à côté des dix pots de miel et des quinze pots de confitures d’abricot. Sur l’étagère du haut, dix kilos de farine, vingt de sucre. Sur l’étagère la plus basse, six litres d’huile d’arachide Lesieur. Je reste raide devant la porte ouverte du placard, pourquoi ces réserves, à quoi servent ces stocks, je m’interroge. Il y a de quoi faire une avalanche de crêpes mais bon nous sommes en avril et la chandeleur est encore loin.

 

J’entends le bus qui s’arrête devant la maison. En trois pas, je suis à la fenêtre. Le bus est déjà reparti et je vois ma grand-mère qui vient d’en descendre. Elle est petite et menue et semble fragile. Un coup de vent pourrait l’emporter. Pourtant ce n’est qu’une apparence car je sais la force qu’elle est dans la vie.

 

C’est son placard à provision qu’elle garnit avec beaucoup de prévoyance comme tout. Si j’ouvrais l’armoire de sa chambre, j’y trouverais douze paires de draps pour tous les mois de l’année, les trente culottes de coton blanc, les six boîtes de paracétamol, le manteau pour l’hiver, celui de demi-saison, la gabardine noire, l’imperméable, la capeline pour l’été, bref toutes les saisons y trouveraient leur bonheur, au cas où.

 

Je pense à sa vie, à tous ces moments qui l’ont rendue prévoyante et précautionneuse. Je pense à la mienne, si différente qui m’amène à me débarrasser de tout, à ne rien garder, à ne rien prévoir, à aimer l’imprévu. Je n’ai pas eu de guerre, j’ai eu mes guerres. Je n’ai pas vécu les trente glorieuses mais mes années sont tout aussi glorieuses. Je ne suis pas passé du journal à la télé mais de la télé à Netflix.

 

Je referme vite le placard parce que j’entends la cloche de la porte qui s’ouvre. Elle n’aime pas que je fouille. Je souris. Mamie m’embrasse.

 

« Dis Mamie, tu me fais des crêpes ? »

Fragment d’école

 

Je marche sous la pluie. L’eau, qui tombe du ciel, me lave. Elle dissout le poison. Sur le chemin de l’école, la pluie me lave des moqueries, des insultes, des coups. 

 

Là-bas à la maison, ce sera le silence, tout est tu. Je ne dirai pas les humiliations, je ne dirai pas la peur, je ne dirai pas la souffrance. Là-bas, le regard ailleurs, j’essayerai dans la solitude de ma chambre de comprendre, le langage de mes pleurs. Là-bas, personne m’entend, personne ne me console. Là-bas le sang rouge au genou ne dira que la chute et pas la main qui pousse. Là-bas, les livres permettent l’évasion. Là-bas le ronronnement du chat rassure.

 

Le soleil brille, je suis sur le chemin de l’école, les rayons me donnent l’énergie pour faire le retour ici. Ici c’est la peur au ventre, ici c’est exister malgré tous, accepter celui que les autres dénoncent, défendre celui que l’on n’est pas, essayer de comprendre et se perdre. Ici c’est recevoir le poison, serrer les dents, ne rien laisser paraître, fermer les portes, surtout celle du cœur. Ici c’est vivre une réalité et se convaincre que ce n’est pas la vérité. Ne pas croire pour résister, combattre et rester debout, coûte que coûte.

 

Sur le chemin de l’école, je marche et je croise les fleurs des jardins. Sur le chemin de l’école, au fil des saisons, je confis aux Jonquilles, aux Lilas, aux Roses, aux Pétunias, aux Iris mes secrets d’ici. Les confidentes odorantes ont la délicatesse du secret, leur couleur, leur parfum m’aident à résister.

 

Elles sont les fleurs de ma violence qui apaisent mes pas sur le chemin de l’école.

Fragment d’adolescence

 

La nuit est tombée, noire et silencieuse. Ils sont heureux de leur journée de jeux, de rires, de cris. Ils ont quinze ans et se sont serrés autour du feu de camp. C’est le temps de la 

Colo.

 

Personne ne s’attendait à le voir surgir. Ils l’avaient presque oublié, tellement ils l’ont bafoué. Il s’est assis au bord du feu, un peu en retrait mais suffisamment prêt pour qu’ils remarquent les sillons des pleurs sur ces joues poussiéreuses.

 

« La fille, chochotte, tapette, fayot, suce-bite » ils l’ont moqué, insulté, ridiculisé, gratuitement, lâchement, méchamment. Un flot continue, comme un torrent injuste. Il a failli être emporté mais il a résisté.

 

Un silence lourd pèse sur le groupe. Les adultes plus loin sont à peine audibles. Le garçon se lève. Le garçon les fixe l’un après l’autre, lentement de ses yeux brillant du feu. Il dépose ainsi dans chacun une goutte de culpabilité. Puis il leur dit : « oui c’est vrai, tout est vrai, je suis différent et vous ne me connaissez pas. Je vois en chacun de vous votre peur, de vous et des autres. Moi, je n’ai pas peur de vous. » Une buche craque et une gerbe d’étincelles ponctue ses phrases. Le garçon se retourne et lentement il s’éloigne jusqu’à être englouti par le bois noir.

 

On retrouva son corps, deux jours plus tard, sur la berge. Il avait bu l’eau de la rivière jusqu’à l’agonie, boire pour se libérer.

 

Vingt ans plus tard, les adolescents sont devenus des hommes responsables. Mais ils n’ont toujours payé le prix de leur faute. Ils ont pourtant tous eu le désir de réparer, d’oublier mais peuvent-il oublier ce soir de leur culpabilité.

Fragment d’histoire

 

Il m’a donné rendez-vous au 9 rue des Gagne-Petits. J’étais tellement heureux de le rencontrer enfin. Il y a si longtemps que je le cherche. 

 

J’ai tout fait pour y arriver, même voler un dossier à la CAF pour obtenir les informations que l’on ne voulait pas me donner. J’avais eu une première adresse, 13 rue du Pont. J’y étais allé, une tour de dix étages, mais sans nom impossible de localiser son appartement. J’ai quand même visité tous les étages, un par un, m’abritant dans la cage d’escalier à la première porte qui s’ouvrait. Je n’aurais su justifier ma présence.

 

Puis les années ont passé sans que je puisse ramasser le moindre indice. Je me sentais aspiré par ma quête comme par un trou noir. Au plus bas, je me disais « à quoi bon ». Au plus haut c’était « et pourquoi pas ». J’ai longtemps trainé dans ce quartier de la rue du Pont. J’avais un circuit, toujours le même, passage du Rappel, rue de l’Arbre Sec, place Nette et enfin avenue de la Papouasie qui me donnait accès à la rue du Pont.

Ainsi l’espoir est revenu avec les services sociaux du département, Madame Traverse m’a tout de suite plu, j’ai senti qu’elle était suffisamment concernée pour s’impliquer et m’aider dans ma recherche. Nous avons tâtonné puis j’ai compris qu’elle avait trouvé des informations mais qu’elle ne pouvait pas me les donner. Il lui fallait son accord.

Puis j’ai eu un prénom, Marc et cette adresse, 9 rue des Gagne-Petits. J’ai cherché sur la carte mais je n’y suis pas allé. Madame Traverse m’a demandé de lui écrire une lettre. Je suis parti m’isoler à la campagne pour m’aider à trouver les mots justes. Il me fallait avoir l’esprit libre. C’était compliqué. Proche du but, je ne savais plus quoi lui dire.

 

La semaine dernière, il a reçu ma lettre et il a accepté de me rencontrer. Madame Traverse m’a alors délivré un bout de l’histoire, la rencontre de Marc et Sylvie, ils avaient quinze ans. La mort de Sylvie en couche. La décision de Marc sous l’influence des parents.

Ils avaient quinze ans, l’histoire prend une autre tournure, le scénario m’émeut. Et là, je marche vers le 9 rue des Gagne-Petits. Que vais-je lui dire ? je ne sais pas, je ne sais plus, j’y ai trop réfléchi. Il fait froid, le soleil brille, mon cœur bat fort, ma tête bourdonne. 

 

Comment vais-je l’appeler ? Papa ?

Fragment de père

 

« Dans trois secondes, le soleil se lèvera ! » Nos yeux regardent les montagnes, elles s’éclairent doucement, une à une, comme une guirlande. « Il y aura de la neige là-haut ! » Son doigt pointe une « coume ». Il fait froid ce matin, un froid vif et sec qui rougit le nez et forme un nuage de vapeur devant ma bouche. L’aurore est en route et les premiers rayons font reculer la pénombre. Six heures sonnent au clocher de l’église, les lumières du village viennent de s’éteindre.

 

Nous sommes debout côte à côte, chaussures de randonnée au pied, bonnet enfoncé sur la tête. Déjà mon crane me démange et ne supportant pas la laine, je vais passer mon temps à le mettre et à l’enlever ce bonnet. Je sens le poids de mon sac à dos, le poids de mes peurs : peur de la pluie, peur de la faim, peur d’avoir mal, peur de me perdre et toutes les choses inutiles que j’y ai rangé pour me rassurer. Il est lourd ce sac, j’aurais pu me raisonner.

 

Nous regardons la vallée qui monte en pente douce devant nous. Je le sais, le dénivelé est faible au départ, c’est passé le col des loups que la montée s’accentue. Les sommets sont maintenant en pleine lumière, au milieu le pic du Géant que nous voulons atteindre, quatre heures de marche. Nous restons là, côte à côte, face à l’épreuve, face à la montagne. 

 

« Quand ce sera fini, nous pourrons être fier ! » C’est la cinquième fois que nous décidons cette ascension. Elle est presque un rituel, une communion de l’effort entre le père et le fils. « Verrons-nous les loups ? » C’est l’autre quête, l’espoir secret de la rencontre miraculeuse.

 

J’aime bien l’effort qui nous attend. Il est comme un agrume, sucré et acide. Je vais me concentrer sur mes pieds, un pas après l’autre, surveiller les cailloux qui roulent, éviter les racines traitresses et apercevoir aussi le crocus qui pointe. Je lèverai parfois les yeux pour embrasser l’immensité, respirer les parfums et entendre le bruit des animaux. Nous allons peu parler, juste le bruit des respirations et le battement du cœur dans les oreilles. 

 

Nous allons marcher ensemble, chacun dans sa bulle d’effort musculaire. Nous allons marcher seul mais en communion, en partage de l’instant, à l’unisson pendant les quatre heures.

Fragment de veillée

 

Je n’y vois goutte. Je plisse les yeux. Je suis encore ébloui par la lumière du soleil. La chambre n’est pas très grande. Ma pupille, diaphragme naturel s’élargie et distingue enfin la lueur vacillante de la petite bougie, flamme dansante aux souffles des pleureuses qui sanglotent auprès du lit. La chandelle n’est pas seule, il y a ses grandes sœurs sur les bougeoirs au mur et le patriarche qui brule sur un pied en fer forgé au bout du lit, le poitrail décoré d’une croix. Toutes ces flammes s’agitent vaillamment pour éclairer le corps sur le lit allongé.

 

Dans la pièce surchauffée, la famille silencieuse pleure au dedans, sans bruit, ne voulant pas troubler le moment de recueillement. Toutes les prières communient pour porter l’âme du défunt vers un paradis certain. Je vois maintenant tous ces détails de peine, les souffles courts, les mouchoirs blancs tordus de douleur autour des doigts, les épaules voûtées, les yeux embués, les nez rouges.

 

Je le regarde, il est pâle, il a l’air apaisé comme soulagé d’avoir quitté une fin de vie trop lourde. Le frère est mort mais je ne pleure pas, pas encore et je lui dis tous bas :

 

« T’as vu la vierge ? »

Fragment de guerre

 

Deux mille sont morts là. Ils ne parlent plus depuis longtemps et je me demande ce que disent leurs silences. 

 

Je suis assis sur le banc face au vallon. Un soleil d’hiver éclaire les champs, quelques traces de brouillard rendent l’horizon humide. Un champ a été labouré hier et il y a une odeur de terre. La haie plus bas est encore fleurie. 

 

Je le sens à côté de moi. Je lui demande ce que lui racontent ces parfums. Il sourit mais ne dit rien. Puis « ce n’était pas les mêmes parfums, ils étaient plus acres, plus froid, le sang, la poudre, le corps brûlés. » Un vol d’étourneau vient à passer, ballet dans le ciel bleu. Il reprend « Il y avait des oiseux et je me demandais ce qu’ils ressentaient dans ce chaos. » Encore un silence. L’endroit est si joli, comment le voir autrement. Ce que racontent les paysages est illusoire. Comment voir ce qu’il y a vécu, le regarder sans pouvoir le comprendre. Il me raconte la nuit, les cris, les pleurs, les derniers souffles, les appels, maman, un prénom, comme c’est terrible ce qu’éclaire la nuit. « Je ne pouvais terminer ma vie là » Je lui prends la main, elle est froide. 

 

J’aurais tant voulu lui tenir la main cette nuit-là mais j’étais si loin. Ce que donne la main quand on se la donne. Ce que donne la vie quand on la vit. 

 

Le soleil est plus haut, il fait plus chaud, la lumière est belle, un piano se fait entendre du village en contrebas. Je pense aux deux mille hommes qui ont terminé leur vie là. Je pense à mon grand-père, je viens d’effleurer ses vingt ans du regard. Et je ressens tout à l’endroit où le combat s’est déroulé, l’horreur, la peur, la mort, la vie. Histoire d’un pays, histoire du passé, histoire de famille. Je vacille sous des bombes d’émotion.

 

Je réalise que ma vie tient à peu de chose, une balle perdue, la détermination d’un homme à vivre, le hasard d’une rencontre, un combat pour vivre. Que me reste-t-il de tout cela ?

 

Je me suis levé, j’ai repris mon chemin. Plus bas, je me suis retourné sur le banc vide et sur ce que racontent les lieux. 

 

Je suis bouleversé à vie.

Fragment de vie

 

Je me suis réveillé avant. J’attends que le réveil sonne. Je l’entends enfin qui sonne. J’attends que l’eau de la douche soit chaude. Je me brosse les dents. J’attends que la brosse à dent électrique vibre quatre fois puis s’arrête. J’ai les gencives qui saignent. J’attends un rendez-vous chez le dentiste pour mes dents de sagesse. J’attends que le café coule. J’attends l’ascenseur. J’attends pour traverser. J’attends le métro. Je compte les stations jusqu’au changement. J’attends encore un métro. Je compte toujours les stations.

 

Je trouve le bistrot. J’attends le serveur. J’attends mon café. Je l’attends depuis une heure. Je crois qu’il ne viendra pas comme toujours. Je n’attends pas pour payer, je laisse des pièces sur la table.

 

Il pleut. J’attends que l’averse s’arrête. Finalement je cours sans attendre vers la bouche de métro. J’attends le suivant quatre minutes. Je compte les stations … enfin vous savez !

 

Je mets de l’eau à chauffer. J’attends que le micro-onde sonne. La machine à laver essore. J’attends qu’elle ait terminé. J’étends le linge. Je compte les chaussettes et les pinces à linge. Je bois une gorgée trop chaude car je n’ai pas attendu.  J’attends. Je regarde l’horloge. J’attends midi. J’attends d’avoir faim. J’essaye d’écouter mon corps. J’essaye d’être intransigeant avec la nourriture. J’ai envie d’hiberner pour attendre le printemps, attendre les bourgeons et les fleurs.

 

Je me suis assis sur le canapé et je n’attends plus. C’est terminé. Je ne vais même pas espérer. Je vais vivre parce que finalement j’attends quoi ? Je décide de partir. 

 

Je prends le train pour prendre le temps. Je suis dans le dernier wagon. Par la vitre de la porte arrière, je vois la voie qui s’éloigne vite. C’est mon passé qui s’enfuit. 

 

Je n’attends plus. Je suis là.

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