LE 14 JUILLET
Russan - Août 2012
A eux
LA VEILLE
Tout commence quand il vous envoie le SMS. Ça y est, je suis invité. Je vais le 14 juillet chez eux. C’est un rendez-vous, un rituel, une fête annuelle. C’est comme un privilège, un honneur. Cette année, je suis de la partie. Je suis fier, je suis déjà heureux. Un petit sourire permanant commence à éclairer mon visage. Je me fredonne une petite ritournelle « je vais à la Garden party du 14 juillet, je vais à … » Les gens qui me croisent s’interrogent. Il a un secret, il n’est pas comme d’habitude. Je les regarde avec un peu de condescendance, oui je suis invité, oui je fais parti de ceux qui ont été choisi. Je ne dis rien car je ne sais pas qui est invité. Il y a des variantes chaque année, des nouveaux, des absents. Mais il y a les fidèles, les incontournables, ceux qui font parti de la famille. Et qu’importe.
Ensuite c’est elle qui me commande ce que j’aurai à préparer. Elle distribue les contributions à chacun. Elle connaît les talents culinaires. Certains seront chargés du fromage et ils feront l’effort de préparer un joli plateau. D’autres feront des plats plus élaborés mais qu’elle choisit. Elle a la manière de vous dire « J’aime bien ce plat que tu fais … ». Je suis flatté, je ne peux pas dire non. Je réfléchis déjà à comment améliorer ma recette, faire une variante. J’entends déjà les compliments. Cette année je devais faire deux salades dont une avec des haricots blancs. Vous savez c’est celle là qu’elle aime bien. Pour la seconde je suis libre. Je prends ma mission très au sérieux. Je me décide pour un taboulé, très simple, semoule, concombre, fines herbes, jus de citron, huile d’olive. Rien de plus. Je l’aime bien comme cela le taboulé, il est beau, il est vert, il est frais à l’œil et en bouche.
La veille, ils préparent le jardin. Nettoyer la terrasse, installer les tables et les chaises. Disposer le salon de jardin et les chaises longues au bon endroit. Brancher le réfrigérateur. Préparer le barbecue. C’est un ancien chauffe-eau électrique qui a été découpé en deux dans le sens de la longueur. C’est comme un berceau, bien grand, où s’entassent les ceps de vigne. Ils sont prêts à devenir un matelas de braise où saucisses et merguez vont venir rendre leurs derniers sucs.
La piscine est nettoyée avec le plus grand soin. Elle sera quand même le cœur de la journée. Elle doit être bleu, limpide, brillante au soleil. Sans elle la journée n’aurait peut être jamais existé. Il apporte à sa préparation le plus grand soin. Il en va presque de sa crédibilité d’hôte. Elle doit être sa fierté.
Il va penser à tout, à tous les détails. Il sait déjà comment il veut recevoir chacun. Il vérifie les boissons, la température des frigos, le nombre de verre. Il installe la sono, la teste, règle le son au bon volume. Il compte les chaises. Il passe quelques derniers coups de fil en urgence pour récupérer soit du matériel, soit des glaçons. Il sait ce qu’il va servir et à quel moment. Il vit déjà la journée. Il goutte par avance le plaisir qu’il va donner.
Elle sait déjà depuis plusieurs jours ce qu’elle portera. Elle choisi sa toilette avec grand soin. Etre belle, sans faire de l’ombre à ses invitées. Quelque chose de simple et pratique. Il faudra se baigner à un moment. C’est souvent un détail qui fait la différence. C’est sa marque. Ça peut être un vernis à ongle, un bracelet, une paire le lunette de soleil. Aucune ne peut lutter et chacune lui reconnaît une élégance, je dirais plutôt un éclat qui va nous ravir et nous rendre admiratif et peut être amoureux au premier regard. C’est un éternel plaisir, trouver le détail à chaque rencontre.
Ils espèrent le soleil. Ils accrochent quelques ballons au portillon du jardin. Ils rangent les voitures à la bonne place. Ils donnent aux enfants les dernières consignes. Tout est prêt. La pression de la journée est en train de retomber. Ils s’accordent un bain bien mérité à la fraiche dans le soleil couchant. Une lumière chaude éclaire les façades de la maison. Tout le jardin retient sa respiration. C’est la veille de la fête. Assis sur une marche de la piscine, il profite du moment.
Ils sont heureux.
LE JOUR J À MIDI
Je suis arrivé à midi, les bras chargés de mes salades et du BIB de vin rosé. J’ai aussi mon sac avec les serviettes, la crème solaire, la casquette. L’accueil est chaleureux sur le parvis de la maison. Elle m’a lancé un « Bonjour » joyeux et chantant d’une voix forte. On s’est embrassé. Les saladiers rejoignent la cuisine, le vin le réfrigérateur. J’ai ensuite contourné la maison pour rejoindre le bord de la piscine.
Il règne dans le jardin une certaine excitation. Celle d’avant les évènements heureux, celle d’avant les rires et les conversations fortes. C’est imperceptible, une sensation, là au creux du ventre, une pulsation vous atteint. Le lieu vous accueille en raisonnant de toute l’attention que mes hôtes ont mis à préparer cette journée.
Tout le monde n’est pas encore là. Je salue les présents. On est content de se retrouver. Les sourires illuminent les visages. On parle du soleil, on parle de sa joie. On se donne des nouvelles. Les enfants rient d’être là aussi. Ils disent rapidement bonjour aux adultes et courent se retrouver. Je regarde arrivée les nouveaux. C’est le même rituel, s’embrasser, poser les sacs, donner les consignes aux enfants, prendre possession doucement des lieux.
Il arrive vers moi assez rapidement. Il m’offre le premier verre pour l’apéritif. Rosé, sangria, pastis, le choix reste méridional. Je choisi une sangria. Les gestes sont simples et précis. Ils me mettent à l’aise immédiatement. Je sais là à son premier regard qu’il est content de me voir, de me recevoir. Son jardin devient mon jardin dans l’instant. Je suis accueilli. Et je sais que chacun va ressentir cela. C’est un juste mélange d’hospitalité, de convivialité, de partage.
Elle va et vient entre nous. Je remarque qu’elle vérifie les derniers détails. Certain, poliment, lui demande la permission. Elle n’autorise même pas. La réponse est brève, le regard vif. Chacun comprend qu’il est ici chez lui et qu’il peut. C’est simple, c’est naturel, c’est spontané.
Les groupes se forment, les conversations démarrent. Je goute ma première gorgée. Les premiers plateaux circulent, les premiers rires. L’attente est terminée. Le rêve est matérialisé. Voilà nous y sommes. C’est le 14 juillet.
Je suis heureux.
DE 13H À 15H
Le soleil a chauffé ma peau. L’alcool commence à faire son effet. Je pense aux coups de soleil de l’année dernière. Je me passe de la crème solaire sur les bras et la nuque. Je pose mon bermuda, mon tee-shirt. Je garde ma casquette, mes lunettes de soleil, mon verre de sangria et je rentre dans la piscine. Je m’assoie sur la première marche. L’eau est froide à la taille. Elle devient rapidement agréable.
Je viens de quitter une conversation. J’apprécie cette solitude. Elle va être de courte durée, je le sais. Je touche l’eau. Je regarde le soleil à travers mes yeux mi clos. Je respire le jardin. Je sens la brise sur mes joues. J’entends le brouhaha des conversations. Mon esprit est rempli de ces sensations. J’ai tout oublié, hier, demain. Mon présent se limite à ce bord de piscine. Je n’ai plus peur. Je suis consolé. Ma colère s’est apaisée. Je ne suis plus qu’à ma joie d’être là.
Il vient d’allumer le barbecue. De belles flammes se dressent au dessus des souches. Le bois pette. Les plats de viande arrivent recouvert de papier d’aluminium. Les salades, les plats rejoignent le buffet. Quelqu’un tranche le pain. Assiettes, couverts et serviettes jetables sont disposés. Bientôt la viande grille. Le vent rabat la fumée. Ça sent bon. J’ai l’eau à la bouche.
Je regarde les gens. Les conversations sont de deux ou trois personnes, par affinités. Les groupes sont encore constitués de connaissances. On est passé des nouvelles récentes à des sujets plus variés. Ça reste réfléchi. J’observe les comportements, les attitudes. Les corps racontent des histoires personnelles. Les visages parlent des sentiments. C’est la divine comédie humaine, celle que j’aime observer. Les codes sociaux sont visibles, les convenances palpables. Je repère les couples, les amis, la sœur, le beau frère, les pères, les mères, les collègues de travail. Je vois les amitiés, les jalousies, les arrogances, les admirations, les tendresses. Un est pétri dans son histoire, un autre dans ses origines, un autre dans son métier. Une est belle naturellement, dans ses déplacements, dans son sourire, dans ses gestes. Beaucoup l’admire mais sans jalousie parce qu’elle inspire quelque chose de simple, de respectueux. Une autre a fait de la chirurgie esthétique et n’est pas plus belle. D’autres se sont peu dévêtus, j’imagine qu’ils ont du mal avec leur image dans le miroir. Certains parlent, d’autre écoutent. Beaucoup sourit. Chacun a un verre à la main. La musique n’est encore qu’un fond sonore.
Elle me rejoint dans l’eau. Elle me dit « Là j’adore ! ». Là, c’est le lieu, le temps. J’adore, c’est l’amour de soi et des autres. Elle sourit, ses yeux brillent de joie. Elle a tout oublié, ses angoisses, ses peurs, ses rôles. Elle se sent forte, belle, ivre. Elle me vient de me faire une confidence intime en trois mots. Je suis touché. En plein cœur.
Soudain il fait une bombe devant nous et nous éclabousse. Nous plongeons à notre tour sous l’eau. Le silence nous isole un instant. Nous ressortons en même temps. On râle pour le principe, on rit, on se pousse. On se retrouve assis sur la margelle de la piscine. On trinque à l’amitié.
Nous sommes heureux.
DE 15H À 18H
Il ne reste que quelques merguez tièdes. Les salades sont largement entamées. Des camemberts à la braise, il ne reste que le papier d’aluminium, bien raclé parce que c’est bon. C’est l’heure du melon, des pêches, des clafoutis. On vient d’entamer le troisième BIB de vin. Chacun a déjà pris un bain, volontaire ou forcé. L’ambiance bat son plein. Le volume de la musique augmente.
C’est le moment où la liberté arrive. Les filles commencent à danser au bord de la piscine. Les corps se lâchent, elles se déhanchent en rythme et chantent. Les chorégraphies s’improvisent. Les visages rient, les dents étincelles, les mains se rejoignent, les pas se croisent. Chacune retrouve les joies de son adolescence. Les garçons observent les corps bronzés, chacun apprécie. Un premier fait une bombe pour éclabousser les filles. Elles crient pour le principe. Puis un second, puis un troisième, c’est le jeu. Les filles dansent, les garçons plongent, tous se retrouvent à l’eau. Les enfants les rejoignent, trop content de partager ces amusements. Chacun est libre, joyeux et insouciant. Je ne mêle pas à eux, ou très brièvement. Je n’aime pas ces mouvements de folie. Je préfère la contemplation. Je les regarde. Je vois la joie, je vois l’amitié, je vois l’amour, je vois quelque chose de positif qui me fait du bien. Je l’aime cette vie quand elle s’exprime comme cela.
Sous la tonnelle, certain non pas le goût à ces jeux. Mais là aussi tout se libère. Les conversations ont changé. C’est le moment des paroles libres, des choses avouées, l’air de rien. L’alcool délie les esprits. Certain parle de leur couple, de leur famille, de leur mal être, d’autre de leur travail, de leurs difficultés, de leur lassitude. J’écoute, j’entends. Je suis surpris des révélations, des aveux, des déclarations. Je me dis qu’il y a des secrets dans ces paroles. Ils n’ont rien dit à leur conjoint. Ils se sont tus devant leurs parents. Ils n’ont pas affirmé leur divergence. Et là dans les vapeurs de rosée, ils se lâchent simplement. J’apprécie ces confidences de l’instant qui s’évaporent vite. Nous sommes hors du temps, tout se dit, rien ne se grave, rien n’est grave.
Le soleil décline doucement. Les couleurs deviennent plus chaudes. Toutes les barrières sociales sont tombées, les pudeurs disparaissent, les sentiments s’exposent, les corps se lâchent, les regards sont intenses. Il y a un relâchement qui fait du bien, une simplicité d’être qui régénère. Je sens le bonheur.
Je les observe. Il la regarde et son amour se voit. Elle rit et danse sous ses yeux. Elle est libre et légère, si légère. Si légère.
Elle est heureuse.
AU SOLEIL COUCHANT
Je me suis allongé sur un transat. J’ai les yeux fermés. Je vois le soleil couchant à travers mes paupières. Mon esprit est un peu embrumé par l’alcool. Je pense à cette journée, à ces heures au soleil. Je pense à ma vie. Tout ce chemin parcouru pour arriver à aujourd’hui. Tous ces moments passés à vivre. Je viens d’avoir cinquante ans. J’ai vécu 18250 journées, 438 000 heures, 26 millions de minutes et que reste-t-il, que restera-t-il ? Je pense à mes joies, je pense à mes peines. Je pense à ceux que j’ai connu, à ceux qui sont partis. Je pense à ce que j’ai fait, à mes choix, à mes rencontres, à mes amours, à mes trahisons. Je pense à mon présent, à celui qui m’accompagne et qui me comble. Que restera-t-il de tout cela, après, quand je ne serai plus. Qu’est ce qui est important ? Qu’ai-je raté ? De quoi suis je le plus heureux ? Quel est le sens de la vie, de ma vie ?
Un cri de joie me fait entrouvrir les yeux. Je reviens au présent et là je sais. Dans cet instant, je suis un privilégié. Je suis dans le jardin d’une jolie maison dans le sud de la France. Je participe à une fête au bord d’une piscine. La nourriture et les boissons abondent. Les gens sont bronzés. On pourrait croire que personne n’a de problèmes, que nous sommes tous des privilégiés. On pourrait le croire.
Ce que je sais c’est que chacun a oublié son quotidien. Chacun a mis ses souffrances de côté. Il est là le privilège, dans ce présent, dans cette journée de convivialité ou seul le partage et la chaleur humaine sont de rigueur. Moi je l’appelle le bonheur. Parce que la vie apporte plus de souffrance que de joie et que le bonheur c’est toujours dans l’instant présent qu’il se trouve.
Et je ne suis pas dupe. Ils organisent cette journée, rituellement, pour le plaisir de recevoir. Ça c’est l’apparence. Et certain n’y verront que cela. En fait ils nous ouvrent un moment d’évasion, un instant de liberté, une parenthèse de bonheur. Ils mettent leur souffrance entre parenthèse le temps d’une journée et ils le partagent. Les choses ne sont pas dites. Pourquoi les dire. Peut-on vraiment comprendre la réalité du moment, la réalité de chacun. Là dans un instant de lucidité, je comprends leur vraie motivation, nous offrir du bonheur. Dans le bonheur, c’est le heurt qui est important. Celui qui nous frappe en pleine poitrine, celui qui nous touche.
Le jour décline, beaucoup sont partis. L’eau est redevenue calme. Les fidèles sont encore là. Je les rejoins. Eux sont appuyés à la pergola. Ils se regardent. Leurs visages sont apaisés. La journée se termine doucement. Ils se parlent. Je n’entends pas. J’imagine qu’ils commentent la journée. Ils pensent peut-être déjà à l’année prochaine. Pas besoin de les remercier, il suffit d’être là et de partager avec eux. Le présent à leur faire, c’est d’être présent à l’instant présent et de gouter pleinement.
Il est 22h, je suis rentré léger. Je me suis couché. Lui dort déjà à mes côtés. Je pense à la parenthèse de bonheur. Je vais dormir apaisé. Ma dernière pensée.
Nous avons été heureux.