LES MOIS DE MARS
Mimizan - Mai 2018
A Vincent D
MARS 2018
Je marche dans le matin frais. Le printemps a démarré hier. Les premières pâquerettes éclosent dans la prairie raisonnée des résidences que je longe. Le soleil affleure du haut des immeubles et fait briller les balcons de bois. Le ciel est jaune à l’orée des toits puis devient bleu, un beau bleu pâle. La belle saison frémit. Nous allons passer à l’heure d’été et nous allons retrouver le plaisir des longues soirées. Je respire à fond cet air qui a déjà une légère odeur sucrée d’été.
Je marche le cœur léger. Je me sens plein de bienveillance et d’amour à donner. L’hiver est terminé et avec lui les deuils se sont faits.
Hier il est entré dans le café un sourire aux lèvres, le regard franc et direct. C’est un homme jeune. Il est beau. Il est venu chez moi avec un sourire complice, le regard plein de désir. Il est resté la nuit, peau contre peau, chaleur qui réconforte, regard qui conforte, la rencontre est là.
Je marche dans le matin frais. Le printemps est là. Je ressens intensément ce moment à chacun de mes pas. Le soleil chauffe ma peau et son baiser est doux. La lumière a encore la blancheur laiteuse de l’hiver. Je pense à mon avenir, si prometteur ce matin.
Je marche dans le matin frais et je sais que la vie a repris un sens, je sais que j’y ai ma place et je pense à mes parents.
MARS 2016
« Il n’y a pas de secret entre nous »
« Ta décision sera la bonne »
C’est un dimanche. Je viens de quitter ma mère. Ses phrases raisonnent dans mes oreilles. Elle m’a regardé droit dans les yeux, elle m’a pris dans ses bras et elle m’a murmuré ces paroles. C’est peut-être la première fois qu’elle dit des paroles qui sont destinées à son fils.
Je ne comprends pas leur signification dans cet instant et je m’interroge sur ses propos. Quand les choses sont trop évidentes ou trop violentes, on ne veut pas les entendre. Elle allait disparaître quatre jours plus tard et je n’entends pas à l’instant son adieu. Je ne le comprendrais qu’après son dernier souffle.
MARS 1973
C’est un dimanche. J’ai dix ans. Je viens de me lever. Tous mes souvenirs de cette journée sont en noir et blanc. Je n’entends rien. Je suis assourdi. Une déflagration vient de se produire.
Je me souviens peu de la vie avant ce jour. J’ai une chronologie, des images, des évènements marquants, des visages, des lieux mais aucun sentiment, aucune sensation, aucune intensité. C’est comme si j’avais traversé ce premier temps sans exister. C’est comme si l’évènement de ce dimanche avait gommé les années passées.
Je vais dans la cuisine, personne. Je vais dans la salle de séjour, toujours personne. Mon père et mon frère dorment encore. Je m’approche de la fenêtre, j’écarte le rideau, je regarde le parking, la voiture de ma mère n’est plus là et je sais. Ma mère est partie.
Après tout est confus. Des paroles viennent à moi, des explications de mon frère, rien de mon père. On me parle d’une lettre qui explique. Mon frère me dit qu’il savait ce départ. Je ne comprends pas pourquoi lui et pas moi.
Mes parents ne s’entendent plus. Mon père a une maîtresse. Il est question d’argent, de dépenses non équilibrées, d’ultimatum. Ma mère est partie pour notre maison de campagne. Elle a lancé un défi, elle a proféré des menaces. Mon père doit s’occuper de nous avec un budget. Elle ne reviendra pas.
Nous partons chez mon oncle et ma tante, mon père nous dépose et part retrouver ma mère enfuie. Je sais que cela est arrivé mais je ne m’en souviens pas, ou de si peu de chose.
C’est dans l’après-midi à Saint Alexandre. Je suis assis sur le pas de la porte d’entrée. Il y a un soleil blanc d’hiver. Je suis seul. Je regarde sous un pot de terre des cloportes qui circulent. Je les touche du bout d’une brindille pour les voir se refermer. Ils sont gris et brillants. Je les trouve beaux. Je les prends dans ma main, ils s’ouvrent, ils ont une multitude de pattes, pas de tête. Cet animal me fascine avec sa carapace qui le protège. Face à l’hostilité, il se met en boule.
Je me sens abandonné. Elle m’a abandonné. Ils m’ont abandonné. Elle ne m’a rien dit. Il ne m’a rien dit. J’imprime au fond de moi que je ne suis pas digne de cette parole. Comme à l’école quand on se fâche, je ne te parle plus. Elle est fâchée contre moi.
J’ai peur assis au soleil. Je suis perdu. Ce jour-là personne n’est venu vers moi, ni mon père, ni ma tante. Aucun geste de réconfort qui m’aurait permis d’exprimer tous ses sentiments qui se bousculaient au fond de moi. Je ne pleure pas. Je ne ris pas. Je ne suis pas en colère. J’ai peur. Peur parce que je suis abandonné à la vie, peur de ma mère, peur de mon père. Je ne comprends pas cette guerre mais je sais déjà qu’il va falloir combattre. La peur me terrasse. Elle me pétrifie. Elle me noue. Tel un cloporte, je me referme en boule autour d’elle.
C’est un dimanche de mars 1973. J’ai dix ans. Je viens de me coucher. Dans le noir, au fond de mon lit, je pense à cette journée. Une explosion s’est produite. Toute mon innocence d’enfant s’est envolée avec son souffle. Je suis devenu grand.
...
Ma mère reprochait à mon père, sa gestion du budget familial, une passion pour le cinéma, une maîtresse et des week-ends à Montpellier où il vivait ces deux derniers en toute impunité.
La vie a repris son cours sans elle. Mon père a veillé sur nous, il a fait les courses, il a entretenu l’appartement, il a lavé le linge, il a respecté le budget au franc prés. Mon frère et moi avons appris à respecter les menus affichés, à bien faire nos devoirs, à être présentables et bien élevés. Enfin moi surtout, mon frère a vite été rebelle à tout cela. Ma mère est restée dans notre maison de campagne plusieurs mois et je ne sais rien de ce qu’elle y a vécu.
La vie a repris son cours avec mon père qui n’a rien changé à la sienne et le week-end suivant je suis allé à Montpellier. J’ai rencontré sa maîtresse qu’il m’a présentée comme une amie. Une amie avec qui il dormait. J’entendais leurs ébats. Des fins de semaine où l’argent n’était plus compté. Je m’y sentais mal à l’aise. Je n’y avais pas de place. Je m’y sentais perdu. Il y avait un aquarium dans cet appartement avec des poissons exotiques qui me fascinaient. Regarder ces poissons me permettait de m’évader et d’oublier cette situation qui m’écrasait et me projetait dans un océan d’interrogations sans réponse. Le souvenir de ces week-ends reste douloureux et troublant. Je n’avais pas envie d’être là.
La vie a repris son cours. Je suis revenu à l’école. Je n’ai rien dit de cette vie familiale. J’ai fait comme si. Aucun rire, aucune larme, aucun regard, aucun baiser ne sont venu me rassurer et la peur est restée. Une peur permanente à laquelle je me suis habitué, peu à peu.
...
J’ai revu ma mère pour mon anniversaire, trois mois plus tard. Trois mois sans nouvelles, sans parole, sans caresse, sans signe de sa part.
Nous sommes allés avec mon père à notre maison de campagne pour la retrouver. J’étais impatient et inquiet. Mon père m’avait habillé avec des vêtements achetés depuis le départ de ma mère. Un bermuda blanc et un polo jaune dont j’avais honte. Je me sentais dans la trahison. Je me culpabilisais de cette vie sans elle.
Il fait très beau. L’air sent le thym et les cistes en fleur. Les oiseaux et les insectes chantent le printemps. J’aime ce hameau au bout de nulle part. Je marche sur le chemin qui conduit à notre maison. J’ai peur de la revoir. Je me demande quelle attitude prendre.
Ma mère est venue à notre rencontre. Elle a dit : « Que tu beau », parole signant les vêtements de la honte. Elle n’est pas venue vers moi. Elle ne m’a pas pris dans ses bras. Je n’ai pas dû lui manquer autant qu’elle à moi. Elle s’est jetée en pleurs dans les bras de mon père comme une femme amoureuse et il l’a étreinte comme un mari aimant.
J’ai continué le chemin, les laissant à leurs retrouvailles, dont j’étais exclu. J’étais perplexe.
Je n’ai pas de souvenir de cette journée, à part cette arrivée et le moment où je me suis retrouvé seul avec ma mère. Elle n’a fait aucun geste vers moi. Elle m’a regardé droit dans les yeux et elle m’a dit : « Si tu aimais ta mère, tu n’irais pas voir cette femme ».
Le temps s’est arrêté. Mon cœur s’est arrêté de battre. Ma respiration s’est stoppée. La pièce est fraîche et dans la pénombre. Une odeur froide de feu de bois se dégage de la cheminée. Des rayons de soleil traversent la pièce, matérialisés par la poussière qui flotte. Mes oreilles bourdonnent de l’écho de sa parole. Une nouvelle déflagration vient de se produire. Je suis désintégré par le souffle de l’implosion. Je suis hors de mon corps. Mon esprit flotte. Je me vois au milieu de la pièce, je me vois me dissoudre en grains au milieu de la poussière qui bouge dans la chaleur des rais de soleil. Je ne suis plus rien. Plus rien n’existe que ma culpabilité et l’incompréhension.
A cet instant mon innocence disparait, mon enfance se volatilise et une blessure profonde se grave en moi pour une parole et un regard. Je nais adulte ce jour de mes onze ans.
Au bout d’un moment, un souffle de vie revient à mes poumons. Je suis sonné pour les cent ans à venir. Le reste de cette journée d’anniversaire est sans importance, sans baiser, sans câlin, sans tendresse, sans souvenir.
...
Nous sommes rentrés le soir, mon père et moi.
J’ai mangé ma soupe et je me suis couché. Je suis retourné à l’école le lundi. J’ai répondu aux questions de l’instituteur. J’ai fait mes devoirs. J’ai appris mes leçons. Je suis rentré à la maison à l’heure. J’ai attendu le bonhomme vert pour traverser la rue. J’ai rangé ma chambre. J’ai lu les livres que l’on m’a offerts. J’ai obéi aux règles. J’ai été sage. J’ai donné satisfaction. Je n’ai pas pleuré. Je ne me suis pas plaint. Je n’ai pas été malade. J’ai fait attention de n’inquiéter personne. J’ai pris le bon pli pour que l’on aime le gentil garçon et pour faire disparaitre le personnage monstrueux que j’étais.
Le samedi suivant, nous sommes retournés à Montpellier. Je devais me confronter à ma réalité, je n’avais pas le choix. Je n’ai rien dit des deux jours déclenchant l’interrogation de mon père et de sa compagne.
J’ai cherché en cachette une feuille de papier et un stylo. Je me suis enfermé dans la salle de bain pour écrire sur le rebord de la baignoire. Puis discrètement, sans me faire voir, j’ai sauté du balcon du rez de chaussée dans le jardin de la résidence. Je me suis glissé sous le balcon. J’ai creusé la terre de mes mains. Dans un petit trou, j’ai mis la feuille de papier pliée en huit. J’ai recouvert et bien tassée la terre. J’ai posé deux pierres pour marquer l’endroit. Je suis remonté dans l’appartement. J’ai longuement lavé mes mains. Je suis retourné à mon livre. Personne ne m’a vu.
Je parle intérieurement à ce frère jumeau imaginaire qui est venu me rejoindre depuis une semaine. Je lui révèle ce que j’ai écrit pour conjurer le sort.
« J’aime mère et je hais cette femme ».
...
En juillet, ma mère a décidé de rentrer. Elle a demandé à mon père de partir. Mon frère est parti aussi. Je suis resté là. La vie a continué avec elle comme si de rien n’était. C’était les vacances. Nous sommes partis au bord de la mer. Il n’a pas fait beau. J’ai le souvenir de longues journées, enfermé dans la caravane, à regarder la pluie s’écouler sur les vitres.
En septembre nous sommes rentrés à Béziers et je suis allé au collège. Un dimanche, ma mère nous a conduit à Montpellier. Elle m’a demandé de lui indiquer où habitait la compagne de mon père. Elle a noté l’adresse.
Elle a ensuite contacté son avocat, lui a transmis cette adresse. Un matin à 6 heures, la police a constaté à ce domicile la présence de mon père et de son adultère. La procédure de divorce s’est engagée. J’étais devenu un indic, un traître, un Judas.
La vie est devenue très compliquée.
MARS 1974
Pour les vacances de Pâques, je suis parti chez mes grands-parents. Mon père ne les avait pas mis au courant de la situation. Mes parents m’ont demandé de ne rien dire. Avant de partir, j’ai demandé à ma mère si elle viendrait me chercher : « Si je viens, je dirai tout à tes grands-parents ».
Ma grand-mère est la femme qui m’a aimé le mieux de manière inconditionnelle. C’était une femme fine qui a vite compris que je n’allais pas bien. Elle s’est inquiétée, elle a questionné. J’ai tricoté une histoire, un quotidien qui n’existait pas. Elle s’est étonnée. J’ai brodé une suite. Elle a insisté. J’ai fini par lui dire : « Ne me pose pas de questions parce que je ne te dirai rien ». Je m’étais vendu. Elle ne m’a plus rien demandé. Je n’ai pas dormi durant deux nuits. Je savais que j’avais trahi la confiance de mes parents. J’étais terrorisé. J’ai terminé mes vacances une boule au ventre.
Le dimanche de mon départ, mon père est arrivé vers onze heures. J’ai entendu la porte de la maison s’ouvrir et la cloche tinter au rez de chaussée. Puis j’ai entendu la voix de mère. J’ai retenu ma respiration. Voilà, elle allait révéler la vérité, me libérer de mes mensonges et me confondre dans ma trahison. J’attendais le cataclysme familial. Ma grand-mère avait fait un filet de bœuf avec des haricots verts. Le repas s’est déroulé dans la joie et dans la bienveillance. Ma mère n’a rien dit. Nous sommes repartis en fin d’après-midi, tous les trois dans la voiture, comme une famille. J’ai été malade. Mon père a dû s’arrêter.
J’ai vomi au bord de la route mon écœurement.
MARS 1976 ...
La vie a continué. Le divorce a été prononcé. Chacun a refait sa vie de son côté. Mes grands-parents ont été mis au courant et rien n’a changé. Mon père a épousé sa compagne au printemps de cette année-là. Il a acheté une maison. Il a eu un fils l’année suivante.
Il est resté fidèle et présent auprès de moi. Une vie parallèle s’est mise en place. Des week-ends, des vacances, tous les deux, pour se voir, pour échanger, pour m’éduquer, pour remplir le contrat moral et juridique. Mon père a mis en place une organisation à côté de sa vie, des jours rien que pour moi.
Des moments d’affection, des moments de complicité, des moments de tendresse qui m’ont conduit à connaître le père et ensuite l’homme. Une relation hors du commun s’est créée, loin des autres, loin de la famille d’avant et loin de la famille d’après. Une histoire s’est écrite en douce et en douceur. J’ai appris beaucoup de lui et sur lui. J’ai grandi à ses côtés dans un espace privilégié, presque hors du temps, puisque ce temps nous était réservé. A mon adolescence, il y a eu les voyages en moto à travers la France, les jardins de Monte-Carlo, la dune du Pilat, les côtes bretonnes, les randonnées à la Canraça, les fouilles à la tour de Tautavel, les pierres de la vallée des Merveilles, les mouflons de Lozère à la jumelle au petit jour, les nuits sous la tente ou dans des hôtels sans âme, des paysages de mer et de montagne, des promenades main dans la main, des discussions sans fin, des aventures formidables.
Quand j’ai eu trente ans, il y a eu le voyage à Leipzig. Un retour sur une période de sa vie que mon père ne voulait pas affronter seul. La réunification des deux Allemagnes en 1991 lui permettait de revenir dans cette ville où il avait été prisonnier durant la seconde guerre mondiale. Un voyage dans le passé. Un voyage où j’ai rencontré un homme de 25 ans que je ne connaissais pas, un voyage dans l’intimité d’un père qui me troubla. Nous avons retrouvé des lieux intacts, des rues parcourues, des atmosphères inchangées qui ont déclenché le récit des souvenirs, même des souvenirs oubliés, même des plus intimes. Le récit s’est confronté au regard d’un fils et une vérité s’est dévoilée. Ces années de captivité restaient pour mon père, les années du bonheur. Et surtout elles m’amenaient à cette question : « Pourquoi es-tu rentré ? » Sa réponse fut simple mais son ton m’a révélé tant de regrets : « Ta condition de prisonnier t’oblige à rentrer chez toi ». Je compris alors qu’il était rentré avec le projet de revenir mais que l’Histoire et la vie ne le lui avait pas permis. J’imagine que sa mère possessive, son père mutilé de la première guerre, l’armée qui le dégrade pour collaboration avec l’ennemi, la découverte du génocide des juifs, le pays détruit, les mentalités de l’époque, la lâcheté de mon père ou son amour pour les siens, l’ont conduit à ne pas réaliser son projet. Il l’a décalé dans le temps, c’est certain mais ne l’a jamais mené à bien.
Mon père m’a appris à regarder la nature, les plantes, le ciel. Il m’a appris à écouter le silence, les chants des oiseaux, le vent dans les arbres. Il m’a appris à être dans l’instant présent, à le ressentir et à y trouver le bonheur. Mon père m’a appris l’humour et la dérision. Mon père était tactile et ma main dans la sienne est le plus joli contact dont je me souvienne. Mon père me rassurait, il était ma protection, mon rempart contre le monde, avec lui j’étais serein car rien ne pouvait m’atteindre. Il était inquiet pour moi en permanence. Il ne le disait pas mais je le sentais, je le comprenais dans toutes ses phrases, dans tous ses gestes. Il me vénérait, il m’adorait et c’était bon.
Seulement mon père m’a placé en marge de sa vie, de sa femme. Lorsque je recevais un cadeau, il me disait « Tu ne diras pas que c’est moi qui te l’ai offert ». Lorsque je venais chez lui, il précisait toujours à mon arrivée « Tu diras que tu es passé à l’improviste ». Ces précautions étaient à prendre vis à vis de sa femme. Je n’ai pas cherché à comprendre pourquoi il me disait cela. J’étais docile. Je restais son complice, c’est dans cette illégalité que se trouvait notre réalité. J’ai donc trouvé une place à côté de ce père aimant, une place de fils mais aussi une place de confident dans une relation exclusive et privilégiée. Une place à part, dans un monde à part.
Le jour de ses obsèques, à l’aube de mes trente-quatre ans, ce monde a disparu. J’ai compris que je n’enterrais pas le même homme que ma famille. J’ai compris que j’avais une drôle de place dans cette famille, j’y appartenais par le sang mais mon histoire était ailleurs. Il allait falloir accepter ce parcours différent que je n’avais pas choisi et que je n’aurai jamais personne avec qui partager les souvenirs de ces moments de tendresse, main dans la main, à découvrir les beautés du monde et à discuter du sens de la vie.
MARS 1976 ...
Ma mère a organisé sa vie, elle s’est installée à Béziers et je l’ai suivie. Une nouvelle relation s’est installée, distillée par une mère perdue, égoïste et obstinée. Au début j’ai été celui qui console, celui qui insuffle l’envie. J’ai été le réceptacle de ses angoisses. J’ai été celui qui permet de garder le lien avec mon père. J’ai été celui qui partage, écoute, rassure. J’ai été le bâton qui soutien.
L’année de mes 13 ans ma mère a acheté un magasin de laine, une opportunité pour elle d’allier travail et passion. Je l’ai aidé bien sûr et me suis totalement impliqué dans l’aventure. C’est dans cette boutique, un jour, pestant contre ma mère qui ne me faisait pas de pull, que j’ai pris deux aiguilles et une pelote et que je me suis lancé dans l’apprentissage du tricot. Quarante ans plus tard, je continue d’aligner les mailles, réalisant des ouvrages et perpétuant l’expertise maternelle qu’elle a eu à cœur de me livrer.
Ma mère m’a éduqué à sa manière. Elle n’a rien interdit. Et comme rien n’était interdit, je n’ai rien transgressé. J’ai donc été un enfant puis un adolescent docile et raisonnable. Elle n’était pas de nature inquiète et elle le disait, me donnant une confiance inconditionnelle dans toutes les circonstances. J’ai donc développé une croyance en moi forte et par contraire un besoin de rassurer l’autre. Elle n’a jamais jugé mes actes et avait une tolérance absolue. J’ai dû construire mes valeurs seul et apprendre à mes dépends ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. J’ai eu droit à une éducation de l’expérience, peu bienveillante mais si efficace.
Ma mère n’a été ni tendre, ni attentionnée. Elle était présente. Elle a conduit sa vie et j’étais là, à côté, comme un compagnon de route. J’appartenais à son quotidien. L’année de mes 17 ans, elle a vendu la maison familiale où j’avais grandi et elle a acheté une maison dans un village. Nous y sommes arrivés en février, la maison était triste et sans chauffage. Mon lycée était à 15km et il n’y avait pas de bus. Il m’a fallu une moto que j’ai négocié avec mon père et mes grands-parents. Cette maison s’est révélée douce à vivre. Trois ans plus tard je suis parti à en faculté à Toulouse. Un week-end je suis rentré, elle avait vidé ma chambre sans me prévenir, sans me consulter. Elle me dit j’étais maintenant adulte et que je devais m’émanciper. Je suis passé de chez moi à chez elle.
Ma mère m’a conduit immédiatement à être adulte, responsable et à assumer mes actes. A douze ans, elle m’a appris à conduire. A quatorze ans, elle me laissait seul une semaine dans la maison pour partir assumer son rôle de grand-mère. A dix-huit ans, je travaillais avec elle dans la même entreprise. Elle ne pensait pas que je puisse être angoissé ou si elle le ressentait, elle n’en parlait pas. J’y trouvais de la force, de la maturité. Cela me laissait aussi seul face à mes questions, mes doutes, mes peurs. Elle avait du respect, de l’admiration, de la confiance mais il y avait une absence d’attention, d’émotion, les sentiments était retenus.
J’ai mis longtemps à la comprendre, jusqu’à ce voyage à Beaune. Elle m’avait demandé de l’emmener dans la ville de son enfance. Nous avons retrouvé la maison où elle avait grandi, l’école, l’appartement de sa grand-mère, la maison de son grand-père. Nous avons parcouru ce parc où sa mère l’emmenait jouer. Assis sur un bac au bord d’un étang, elle a raconté cette enfance sans son père, parti quand elle avait sept mois. Sa mère dure et sévère qui donnait peu d’affection. Ces vacances dans le sud avec ses cousins qui était l’occasion de voir son père. Une enfance dorée, parce qu’il y avait de l’argent, entre une mère peu aimante et un père qui restait un inconnu. Elle est allée chez lui pour la première fois, elle avait dix-sept ans. Et tout ce temps, sans vraiment s’avoir qui il était, a été une souffrance. Elle a confié tout cela. J’ai compris l’enfant qu’elle avait été et je m’y suis retrouvé. A chacun son histoire.
Incapable d’exprimer une émotion ma mère a mis un système en place, un fonctionnement que j’ai mis longtemps à briser. Un fonctionnement féodal où j’avais ma place, ma légitimité, ma reconnaissance. Elle était mon seigneur et j’étais son vassal. Et on obéit à son seigneur, on subvient à ses besoins puisqu’il vous apporte sa protection.
Je me suis occupé de ma mère. Je lui coupais les cheveux, je lui faisais un soin du visage, je la maquillais, je lui faisais les ongles. Je lui faisais à manger, je faisais le ménage. Je lui prêtais de l’argent. Je l’emmenais en vacances. Je veillais sur elle en permanence. Je me suis certainement oublié pour être là pour elle.
J’aurais aimé une place de fils avec une mère aimante. Ce fut autre chose. J’ai mis longtemps à comprendre ce fonctionnement et à en sortir. Il m’a fallu beaucoup d’introspection, beaucoup de courage pour lui parler et lui faire comprendre, beaucoup d’amour pour accueillir son histoire et la mienne. Nous étions deux rescapés qui se confrontent, mais qui se chérissent aussi. Il y avait beaucoup d’amour, bien sûr, entre nous, un amour inconditionnel, un amour brutal qui s’exprimait comme il pouvait. Elle a compris à force le dysfonctionnement de notre relation mère fils. Elle s’est sentie coupable, elle a exprimé des regrets mais rien ne s’est jamais modifié. Je l’ai servie consciencieusement jusqu’à la fin. J’ai été pour elle l’homme fidèle de sa vie. La preuve d’amour de ma mère c’est de m’avoir confié toute sa fragilité, toute sa peur, toute sa colère, toute son errance pour me faire comprendre que je devais accepter son incapacité à me rassurer parce qu’elle n’en avait pas la force. J’ai été cela jusqu’au bout. C’est la place que j’ai dû prendre pour réparer ma faute et essayer de reconquérir l’amour de ma mère. C’est la place où elle m’a mis maladroitement, inconsciemment, tyranniquement.
J’ai été libéré le jour de sa mort.
MARS 1996
Mon frère m’a appelé ce matin. Mon père a fait une hémorragie du foie, c’est grave, sa fin est proche. Je comprends qu’il me faut faire le voyage pour aller le voir une dernière fois. Je pleure beaucoup, effondré devant ce que je m’apprête à perdre.
Je prends le train pour Béziers et rejoins ma mère. Je lui propose de venir avec moi. J’étais bien le seul à pouvoir le faire.
Nous retrouvons mon père dans une maison de convalescence. Il s’est remis et nous le trouvons joyeux de nous accueillir. Mes parents s’installent autour d’une table et je m’assois sur une chaise à côté de la fenêtre. L’après-midi s’offre à nous. Une fois les précisons sur son état de santé, une fois rassurés sur l’avenir, la conversation se met en place. Comme à leur habitude mes parents retrouvent leur complicité et comme à chaque fois ils dérivent sur leurs souvenirs. J’ai vécu cette scène tant de fois, à chaque visite de mon père chez ma mère. Ils évoquent les personnes rencontrées, les lieux visités, les évènements de la famille, les bons moments. Tout un passé de vingt-cinq ans de vie partagée ressurgit rapidement. Je les regarde, je les écoute et je vois, j’entends. Il y a du respect, de la complicité, de la tendresse, de la nostalgie, de l’amour. Oui il y a toujours de l’amour et du regret. Chacun, à des moments différents, m’a avoué le remord de leur séparation et leur sentiment d’avoir gâché quelque chose de rare.
Je goûte mon après-midi où le temps du présent, nous formons une famille unie et aimante. Cet instant, je l’ai voulu, il est à moi et répare les années de souffrance. Je peux leur pardonner. Ils sont beaux. Ils sont à moi.
Nous quittons mon père plus tard. Il me fait un signe de la main de sa fenêtre. Je sais que je ne le reverrai pas. Qu’importe ma relation avec lui est si pleine et si aimante. Je suis prêt à le quitter.
Le lendemain, il m’appela. Il se plaint de ne pas m’avoir vu mais à son ton, je sais qu’il a compris mon stratagème. Il me dit qu’il m’aime.
Mon père est parti deux mois plus tard sans que je ne le revoie ni vivant, ni mort. Au matin de son décès, j’appelle ma mère et je reçois en plein cœur la détresse d’une femme qui vient de perdre l’homme de sa vie. Je comprends que depuis vingt ans, elle vit dans le regret de l’avoir quitté et dans l’espoir de le retrouver. Je réalise qu’elle n’a pas reconstruit sa vie, que cette vie que j’ai partagée, était empreinte de fidélité pour un homme et marqué par la tristesse et le remord. Une nostalgie qui dérivait doucement vers un état dépressif et morbide. Une vie romanesque où j’ai eu du mal à me construire affectivement, perdu dans un dédale où je cherchais en vain l’affection de ma mère et le soutien de mon père, tenant un rôle que l’on m’avait attribué malgré moi et dont la mort de mon père allait me libérer.
MARS 2016
Ma mère est décédée le 4. Voilà le texte que j’ai lu devant sa dernière demeure le jour de son enterrement :
Monique était une femme de phrases, de ces phrases qu’elle vous lançait de sa voix forte, qui devenait une signature. Pour ma part, je vais en garder en souvenir un certain nombre que je voudrais partager avec vous aujourd’hui.
La première qui me vient c’est « ET BONJOUR ». C’était sa manière de vous accueillir. Le « ET », ce n’est pas l’onomatopée « EH » mais la conjonction de coordination ET, celle qui ajoute et celle qui lie. Parce que ce n’était pas qu’un simple bonjour, c’était comme la suite de la dernière fois, c’était à vous d’imaginer le début.
La deuxième, c’est « JE TE PILERAI ». Une phrase qui a ponctué notre enfance et qui s’accompagnait d’un geste des mains. Elle signifiait sa colère mais surtout son impatience. C’était une grande impatiente. Vous deviez obéir vite et tout de suite. Mais en fait piler en cuisine, c’est hacher, briser menu un ingrédient pour en faire sortir toute sa saveur. Et l’éducation, c’est une sorte de cuisine.
La troisième, marque le moment où je lui avouais préférer le concombre au cornichon. Elle me répondit : « TU N’AVAIS PAS LEVE LE PIED QUE JE CONNAISSAIS DEJA TA SEMELLE ». Ça n’engage pas à s’épancher mais c’est une jolie manière de réaffirmer son amour inconditionnel.
Une autre, nous parle de l’amour entre un homme et une femme. Je lui ai souvent entendu dire « IL EST PLUS FACILE DE RESTER LA BOUCHE OUVERTE QUE LE BRAS TENDU ». Celle-là c’est la plus intime et nous ne ferons que de nous en souvenir. Vous allez la méditer longtemps parce qu’elle raconte beaucoup de chose sur sa vision de la relation amoureuse.
La suivante, elle vous la rétorquait lorsque vous osiez une remarque sur son addiction au tabac ou à l’alcool. POUR LES CONSERVER, ON FUME LES JAMBONS ET ON MET LES CERISES A L’ALCOOL ».
Vous commencez à comprendre que Monique n’était pas une femme de dialogue mais une femme de conviction, une militante qui vous affirmait ses arguments sans aucun argumentaire. Monique était une femme d’engagement jusqu’à l’extrême. A ma connaissance elle n’a aimé qu’un homme, mon père, et même si elle s’est séparée de lui, elle lui est restée fidèle jusqu’à la fin de sa vie.
Sur la fin de sa vie, elle a eu pendant 17 ans un compagnon canin, l’inoubliable FISTON. Il reste de leur relation un certain nombre de phrases que je me devais de vous citer. Il y a le « VAS TE COUCHER » qui laissait ce chien de marbre ou bien dans les moments de grands énervements « ARRETE TOUT DE SUITE OU JE T’ABANDONNE, CHIEN DE CIRQUE ». Celle-là était très efficace certainement parce que ce chien avait compris qu’elle en était capable.
Monique était une femme entière, affirmée, autoritaire, complexe. Elle était faite de paradoxes, elle était généreuse mais peu accueillante, chrétienne dans son amour du prochain mais peu sociable, elle était fidèle en amitié mais pas dans le lien. Elle aimait les siens à sa manière et sa manière était dissonante mais immuable. Elle connaissait ses travers mais ne les corrigeait pas. Elle était à prendre ou à laisser.
Monique était une femme de rituel, de ces rituels quotidiens qui rassurent et qui calment l’angoisse. Il y avait le premier café et la première cigarette, les mots croisés du matin, la cigarette sous la douche, la réussite de carte, le pull à tricoter, le napperon au crochet, les premières asperges, la première cerise dont on garde le noyau dans le portemonnaie pour avoir des sous toute l’année, la confiture de mûres sauvages, l’Ambrosia cake, la tarte aux pommes, le Vent Vert de Balmain, le chat à caresser et bien sûr le verre de whisky. Celui-là elle l’a beaucoup répété, parce qu’elle était une grande anxieuse qui doutait d’elle et de sa capacité à être aimée. Mais là je vous parle d’une Monique intime que peu ont connue.
Je terminerai par les deux dernières phrases qu’elle m’a dites il y a dix jours et que je n’ai pas comprises dans l’instant. « IL N’Y A PAS DE SECRET ENTRE NOUS » puis « TA DECISION EST LA BONNE ». Quel joli dernier message pour un homme de la part d’une femme, pour un fils de la part de sa mère.
Voilà c’est terminé. Elle l’a rejoint. Je viens de faire son éloge funèbre en disant qu’elle était une femme de mots. C’est comique. Ma mère n’était pas une communicante. Elle avait ses expressions toutes faites, lois de son monde figé et rigide. Mais c’était une femme pudique, secrète et brisée qui parlait peu d’elle, ou alors par métaphores.
Elle attendait depuis longtemps son dernier souffle, cet espoir de le retrouver étant devenu impossible depuis sa mort et insupportable avec les années. Trop respectueuse de la vie, elle n’avait pas décidé de la quitter par elle-même, noyant son mal-être dans des verres de whisky et laissant le temps s’envoler dans la fumée de ses cigarettes. C’est une période longue, où les visites que je lui rendais, avaient un parfum morbide mais où j’ai trouvé un dialogue sur nos blessures. Nous avons pu, peu à peu, sortir toutes les choses qui encombraient notre cœur, les trier, les estimer et ne garder que ce qui avait vraiment de la valeur.
« Il n’y a pas de secrets entre nous » Elle laisse entendre que l’on s’est tout confié et que la relation est apaisée. « Entre nous » renvoie aux autres qui n’ont pas ce privilège. Ma mère me donne une place exclusive, enfin.
« Ta décision sera la bonne ». Elle me donne sa confiance et son amour inconditionnel.
Je retrouve par ces deux phrases ma place de fils et elle répare ses erreurs passées.
MARS 2018
Je marche dans le matin frais et je sais que la vie a repris un sens, je sais que j’y ai ma place et je pense à mes parents.
Je pense à leurs mains, j’en ai un souvenir très précis. Mon père avait des mains carrées, très bien proportionnées, avec les veines apparentes sur le dessus où je voyais battre son sang. Il se coupait les ongles en pointe. C’est la seule personne que j’ai vu faire ainsi. Sa paume était douce et chaude et j’aimais y glisser ma main ou ma joue. Ma mère avait des mains longues et gracieuses, des mains de femme. Ses ongles avaient une forme parfaite et j’aimais y poser du vernis avec attention. Ses mains étaient toujours froides et je les lui prenais pour les réchauffer. J’ai toujours aimé tenir mes parents par la main. C’est un geste que j’ai gardé jusqu’à la fin avec chacun. Certainement pour rester leur enfant, surement avec mon père pour y trouver une sécurité, inévitablement avec ma mère pour la soutenir dans sa route.
Je suis heureux qu’un jour mon père pris ma mère par la main. Je suis heureux que dans un moment de désir et d’égarement, ils eurent l’inconscience de me concevoir. Je suis heureux à cet instant de les avoir choisis comme parents.
Aujourd’hui ils ne sont plus là pour me prendre la main. Ils me l’ont tenu à leur manière. Ils me manquent. Mon chemin est riche de leur amour et je sais qu’ils veillent sur moi. Je pense souvent à leur histoire. Elle est romanesque et remplie de passion. J’en retiens que nous ne rattrapons pas le temps perdu qu’il faut vivre. Pas le temps d’un brouillon, pas le temps d’un essai, tout se vit à la première fois et être trop prudent ou trop fier peut nous faire perdre la chance d’être heureux. Je vais continuer ma route et aimer à chaque fois comme la première fois et prendre le risque encore et encore.
Viens jeune homme, allons-nous aimer.